Une interview à propos
de J'ai tué Clémence Acera.
Entretien avec Jean-Luc
Gaget
Dans quelle mesure vous êtes-vous
inspiré du roman "Too Late " de Stephen Dixon
?
Je dirais qu'il m'a inspiré plus que je m'en suis inspiré.
C'est une drôle d'histoire. Il y a des romans dont on se
dit pendant des années : j'aimerais en faire un film...
Mais là, c'est quelque chose qui m'est un peu tombé
sur la tête. Je me suis dit qu'il y avait quelque chose
de moi dans cette histoire, mais je ne savais pas trop quoi.
En tout cas, je ne pouvais le résumer à un mot
ou une phrase. J'ai senti qu'en faisant le film, sans doute,
je trouverais cette "chose"...
Et vous l'avez trouvée ?
Oui, je crois, le film reflète un état d'esprit,
une tonalité dont je me sens proche, en tout cas que j'ai
adoptée mais à laquelle je n'essaie pas vraiment
de donner un sens. Il y avait par ailleurs un dispositif narratif
dans le roman qui me laissait beaucoup de liberté. Le
roman est un monologue au ton léger sur la thématique
: ma femme a disparu, une espèce de logorrhée assez
drôle mais pas très cinématographique, construite
en boucle, donnant du personnage principal l'image d'une espèce
de hamster dans sa roue : il tourne, il tourne, il tourne...
J'ai donc préféré construire sur ce sentiment
diffus, cette "chose" qui était le seul élément
personnel que j'avais eue à la lecture. J'ai décortiqué
le roman, un peu comme un crabe, et j'y ai puisé des éléments
disparates : une scène qui me plaisait, un personnage,
un dialogue... Bref : une matière. Les personnages des
flics étaient plus nombreux et moins définis dans
le roman, plus impersonnels, je les ai réduits à
un seul couple, Woland et Michkine. Il n'y avait pas le personnage
de la femme amnésique, ni celui de Ben Sâid, l'ex-amant
de Clémence, tout ça n'existait pas... La grande
roue, l'histoire du pouce, la sculpture de Michkine, le bébé
sur le toit, sa femme qui a soit disant avorté sans lui
dire, non plus. Et petit à petit, en tirant certaines
situations vers l'absurde ou l'irrationnel, en suivant des pistes
inexplorées, je me suis aperçu que j'orchestrais
une histoire assez différente. Une chose était
sûre pour Stephen Dixon : le personnage principal ne pouvait
pas avoir tué sa femme. Quand on connaît le titre
du film aujourd'hui, c'est vraiment comme si, au bout du compte,
je lui présentais le négatif de son livre.
Ce titre nous donne d'ailleurs dès
le départ une information qu'il est difficile d'interpréter...
Ce titre a un grand avantage pour moi : il participe au scénario
en suggérant une piste possible. Simplement en voyant
les affiches, on est déjà dans une histoire. Le
spectateur peut se dire beaucoup de choses : est-ce que c'est
un aveu ? Qui est ce "je" ? Il peut commencer à
fantasmer sur cette femme. Le nom propre donne de la fiction
à moudre. Avant de rentrer dans le film, Clémence
Acéra est quelqu'un qu'on connaît, on connaît
son nom, on sait que quelqu'un l'a tuée. Et paradoxalement,
elle existe.
Votre histoire est-elle réaliste,
surréaliste...?
Cette histoire est réaliste. J'ai essayé de construire
le film du point de vue de Paul : il va mal, et quand on va mal,
la réalité se modifie. Quand on va bien aussi.
Et c'est cette réalité là qui est décrite
dans le film, ce n'est pas la réalité objective,
impossible à montrer au cinéma d'ailleurs. C'est
l'histoire de ce personnage... Il perd les pédales. Il
a un mal fou à trouver son chemin. Et le film décrit
son parcours mental. Il propose au spectateur une expérience,
une espèce d'ambivalence : être dedans et dehors.
L'identification ne fonctionne pas classiquement par rapport
à un personnage attachant ou pas. Il faut accepter de
plonger dans cet état, accepter de perdre ses repères
et se laisser porter par la logique interne du film.
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pas à vous manifester !]
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